Au début ce fut facile, il avait pris une décision.
Quittait la ville, roulait vite, ne respectait plus les distances de sécurité.
Ignorait ce qui l'attendait mais ne le craignait pas. Ne craignait plus rien. Son reflet ou ce qui lui tenait lieu de visage, sa fatigue, et ce qu'il voyait là-devant, cette femme consciencieuse, cherchant sa veine, y enfonçant une longue aiguille, l'arrimant avec soin, ouvrant son poing pour la dernière fois, desserrant son garrot et vérifiant le débit de sa mort avant de se rasseoir dans l'unique fauteuil d'un appartement vide... Que... Non. Il était blindé.
Avait joint son assistante entre deux glissières et laissé un message à Laurence.
-Très bien, j'annule. Au fait, pour lundi soir... Décollage à 19h45. Je crois que j'ai réussi à vous surclasser... J'ai déjà le code du billet, vous avez de quoi noter? lui demanda la première.
- J'ai bien eu ton message, avait fini par rappeler la seconde, écoute ça tombe bien parce que tu sais, j'ai mes Coréennes sur le dos ce week-end... (Non, il ne savait pas.) Dis-moi, puisque je te tiens, tu n'oublies pas Mathilde, hein? Tu lui avais promis de l'accompagner à l'aéroport lundi... Je crois que c'est en début d'après-midi, je te redirai... (Les salons d'Air France, sa deuxième patrie...) Et pour son argent de poche ? Il te reste des livres ?
Non. Non. Il n'avait pas oublié. Ni sa grande, ni Howard.
Charles n'oubliait jamais rien. C'était son talon d'Achille d'ailleurs... Que disait-elle, Anouk? Qu'il était intelligent? Pas du tout... Il avait eu si souvent l'occasion de travailler avec des esprits hors du commun et ne se nourrissait, lui, d'aucune illusion. Depuis toutes ces années, s'il avait su donner le change et tromper son monde, c'était à cause de sa mémoire justement... Ce qu'il lisait, voyait, entendait, il le retenait.
Aujourd'hui c'était un homme encombré, chargé, loaded en anglais, comme leurs dés. Quand ils sont pipés. Et ces migraines terribles dont il ne souffrait plus pour le moment, ensevelies qu'elles étaient sous une chape de douleurs plus... manifestes, n'avaient rien de physiologiques. Stupide contretemps d'ordre informatique plutôt. La lettre d'Alexis et le raz de marée qui en avait découlé, son enfance, ses souvenirs, Anouk, le peu que nous savons d'elle et tout ce qu'il ne nous a pas raconté, tout ce qu'il a préféré garder pour lui seul, pour la protéger encore et parce qu'il est si pudique, ce surplus d'émotions imprévues avait, en quelque sorte, saturé sa mémoire. De la chimie, des molécules, un scanner même... ? Allons-y, allons-y, mais tout cela n'aurait aucune incidence. C'était à lui de restaurer ses fichiers.
Voilà précisément pourquoi il était en train de ralentir devant une barrière de péage.
-Tu es où? demanda Laurence.
- Saint-Arnoult... Autoroute...
- C'est quoi? Un nouveau chantier?
- Oui, mentit-il.
C'était la vérité.
Mais, à mesure que l'horizon s'élargissait, ce voyage lui sembla moins évident. Il avait délaissé la file de gauche et cogitait à l'ombre d'un énorme camion.
Instinctivement, sous chaque panneau annonçant une sortie, effleurait la manette des clignotants.
La faute à sa mémoire, assurait-il. Ttt tt... La fausse modestie... pare-soleil bien commode quand on met cap au sud... Parlons un peu de lui, nous, et rendons à ce chat échaudé ce qui lui appartient.
Charles était devenu architecte par hasard, en hommage, par allégeance, et parce qu'il dessinait remarquablement bien. Bien sûr, ce qu'il voyait, ce qu'il comprenait, il le retenait, mais il le représentait aussi. Facilement. Naturellement. Sur la feuille, dans l'espace, et devant n'importe quel public. Même les regards les plus décourageants finissaient par acquiescer. Mais ce talent-là ne suffit pas. Ce qu'il crayonnait si bien, c'étaient ses raisonnements, sa clairvoyance.
Il était calme, patient et le simple fait de penser, à ses côtés, devenait un privilège. Mieux que cela même, un jeu. Par manque de temps, avait toujours refusé les postes de professeur que beaucoup lui avaient proposés, mais à l'agence, aimait s'entourer de jeunes gens. Marc et Pauline, cette année, le génial Giuseppe ou encore le fils de son ami O'Brien auparavant. Tous ces étudiants étaient accueillis à bras ouverts dans leurs grands locaux de la rue La Fayette.
Il était dur avec eux et leur imposait une énorme charge de travail mais les traitait en égaux. Vous êtes plus jeunes, donc plus vifs que moi, leur assenait-il, alors prouvez-le. Comment feriez-vous, là?
Prenait le temps de les écouter et sabordait leurs inepties sans jamais les humilier. Les encourageait à copier, à dessiner le plus possible, même mal, à voyager, à lire, à écouter la musique, à réapprendre le solfège, à visiter les musées, les églises, les jardins et...
Se désolait de leur ignorance crasse et finissait par regarder sa montre en sursautant. Mais... ? Vous n'avez pas faim? Evidemment qu'ils avaient faim. Et alors? Pourquoi vous me laissez pontifier comme un imbécile, là? On ne vous a pas prévenus que c'était fini les vieilles biques des Beaux-Arts? Allez... Pour me faire pardonner, direction Terminus Nord. Plateau de fruits de mer pour qui veut! Mais à peine assis, c'était plus fort que lui, abaissait leurs menus et les priait de regarder tout autour. École de Nancy, Art déco, nouvelles simplifications, réaction contre l'Art nouveau, épure des formes, lignes sobres et géométriques, Bakélite, acier chromé, essences rares et... et le garçon était revenu.
Soupirs de soulagement dans les rangs.
Dans leur microcosme, c'était facile de le dénigrer. On lui reprochait d'être... comment dire... un peu classique, non? Jeune, en avait souffert. Mais l'avait entendu. Raison pour laquelle il s'était encordé à Philippe, ce garçon plus... subjectif, qui ne craignait pas, lui, de donner des réponses émotionnelles aux situations données et dont il admirait l'intransigeance, le talent, la créativité. Professionnellement, ce tandem fonctionnait bien, mais c'était Charles que les étudiants sollicitaient.
Même les plus illuminés. Les visionnaires, les fébriles, ceux qui étaient prêts, eux aussi, à crever de faim au pied de leur Sagrada Familia.
C'était Charles.
Son bon sens, sa mesure... S'en était longtemps trouvé confus. Les mauvais jours, songeait qu'il était le fils de son père et qu'en effet, n'était pas allé, n'irait jamais très loin. D'autres fois, comme ce matin d'hiver quelques mois auparavant, alors qu'il était déjà en retard et était descendu d'un taxi au milieu des embouteillages, s'était soudain retrouvé seul au milieu de la cour Carrée du Louvre où il n'avait pas mis les pieds depuis une éternité, avait alors oublié son rendez-vous, cessé de courir et retrouvé son souffle.
Le gel, la lumière, ces proportions absolument parfaites, ce sentiment de puissance sans la moindre volonté d'écrasement, cette trace divine de la main de l'homme... Avait pivoté sur lui-même en interpellant les pigeons :
- Hé ? Foutrement classique pas vrai ?
Mais cette fontaine absurde... Reprit sa course en espérant que Lescot, Lemercier et tous les autres, d'aussi haut qu'ils fussent, s'amusaient, de temps en temps, à cracher dedans.
Évitons tout malentendu. Ces critiques, mainly franco- françaises par ailleurs, circonscrivaient, ou tentaient de circonscrire, une attitude morale, une disposition, en aucun cas la nature de son travail. De par sa formation d'ingénieur (cette faiblesse, ce handicap, en venait-il à croire certains soirs), son obsession du détail, sa parfaite connaissance des structures, des matériaux ou de tout autre phénomène physique, la réputation de Charles demeurait, depuis longtemps déjà, au-delà de tout soupçon.
Simplement, se retrouvait dans la théorie du génial Peter Rice et de Auden avant lui, selon laquelle, au cours d'un projet, certains étaient obligés de se cogner le sale boulot du Iago de Shakespeare et ramener systématiquement à la raison les élans désordonnés des passions des autres.
Classique? Bah... Soit. Mais conservateur, non. Non. Pour preuve, convaincre l'industrie, les promoteurs, la chose politique et le grand public que leurs idées étaient cent fois,
mille fois supérieures à tous ces bâtiments ordinaires mais habillés de jolies fanfreluches postmodernes ou pseudohistoriques, était devenu la partie la plus éprouvante de son métier.
Et, ainsi malmené, se retrouvait Perplex'd in the extreme pour en revenir à Othello.
Heureusement d'ailleurs, heureusement. Le rôle était un peu plus court mais...
Ho? T'es où là, pépère? se secoua-t-il en réintégrant la file du milieu, qu'est-ce que tu nous charabiatouilles encore ? Pourquoi tu nous causes de Rice et du Maure tout à coup ?
Pardon, pardon. C'est juste cette histoire de mémoire qui ne tient pas la route.
Evidemment.
Elle avait raison...
Souviens-toi.
Une dernière fois.
Quand elle était arrivée tout à l'heure et qu'elle a vu tous ces calculs que tu étais en train de te coltiner\ en même temps qu'elle t'embrassait, elle te plaignait. Elle te disait qu'à ton âge, tu passais vraiment trop de temps à essayer de plier le monde. Elle savait, elle savait! Tu allais lui répondre que c'étaient tes études et tout ça, mais...
Mais?
Se tut. N'essaya plus d'argumenter, était fatigué. La prochaine sortie serait la bonne.
Non.
S'il te plaît. Reviens.
Nous ne t'avons pas suivi jusque-là pour faire demi-tour à Rambouillet.
Pourquoi toujours cogiter ? Vivre en maître d'œuvre, tirer des plans, maquetter, échafauder, calculer, anticiper, prévoir? Pourquoi, toujours, ces servitudes ? Tu disais tout à l'heure que tu ne craignais plus rien...
Je mentais.
De quoi as-tu peur?
Je voudrais que...
Oui?
Bon. Jouons-la finaude. Regardons ailleurs. La forme des nuages, les premières vaches, la dernière Audi, l'aire de La Briganderie, l'envol de cette buse, le prix du sans-plomb dans 17 km, la...
Quand nous étions enfants, reprit tout bas sa conscience, et que nous nous chamaillions... ce qui arrivait souvent parce que nous avions tous les deux un foutu caractère et que nous nous disputions, j'imagine, l'attention et les baisers d'une même femme, Nounou, à bout de patience et de menaces pour tenter de nous réconcilier, finissait toujours par aller chercher son piaf empaillé qui prenait la poussière au-dessus du Frigidaire, lui fourrait dans le bec ce qu'il avait sous la main, un brin de persil le plus souvent, et venait l'agiter sous nos petits nez boudeurs :
- Rrôu, rrôu... La colombe de la Paix, mes bichons... Rrôôuuu...
Et nous pouffions. Et pouffer ensemble, c'était n'être plus fâchés alors... et... Et la boîte à chaussures était là, à la place du mort, et...
On s'en fout du sans-plomb. Les voitures de location, elles carburent toujours au diesel, non? Quoi? Pardon?Tu disais?
Se redressa, tira sur la ceinture, est-ce que... Est-ce qu'il n'y avait pas aussi un peu d'espoir dans cette maudite perf ' ? Est-ce qu'elle n'était pas en train de nous surestimer, de nous éprouver encore une fois ?
Ne nous laisserait-elle jamais en paix avec ses putain d'excès d'amour qui nous avaient déjà tellement...
Ah? 1,22 euro quand même... Dis donc, Balanda, tu nous fatigues avec ton charabia, là... Ta super intelligence, tes citations en VO, ta rigueur, tes étudiants béats, ta culture, ton ingéniosité et tout le bazar, tu sais qu'on échangerait bien toute cette quincaillerie contre une phrase qui tient debout, nous ?
Fronça les sourcils, alluma une cigarette, attendit que la nicotine lui désincarcérât la moelle et finit par se l'avouer, sa misère :
«Je voudrais qu'elle ne soit pas morte pour rien. »
Eh ben, nous y voilà! Allez, c'est bon. Respire. Ça y est. Tu l'as conceptualisé ton truc.
Hein?Tu l'as ton projet, là? Roule maintenant. Roule, tais- toi et, pardon, ne respire pas tant que ça. Tu ne le sais pas, mais tu as une côte fêlée.
Oui mais si ça se passe ma...
Tais-toi, on a dit. Débranche.
Parce qu'il ne pouvait se faire confiance, sur ce plan du moins, allongea, aïe, le bras jusqu'à la bande FM.
Entre deux pubs débiles, un pop singer à la voix haut perchée se mit à bêler Relax, take it easy une bonne douzaine de fois.
lii-iiiiiiii-zi.
Ça va, ça va. J'ai compris.
Chercha ses lunettes de soleil, les ôta aussitôt, trop lourdes, trop de plaies, referma la boîte à gants et coupa le son.
Son téléphone portable se mit à broncher. Même sort.
Une colombe toute miteuse et un éclopé défiguré dans une minuscule voiture japonaise, comme arche de Noé on pouvait rêver mieux, et pourtant, et pourtant... Se délitait en secret sous ses Steri-Strip.
Après lui le déluge...
★★★
Quitta l'autoroute, puis la nationale, et bientôt les départementales.
Réalisa alors, pour la toute première fois depuis des mois, que la Terre tournait autour du Soleil, eh oui, et qu'il vivait dans un pays soumis au rythme des saisons.
Sa propre torpeur, les lampes, les néons, la lueur des écrans et les décalages horaires, tout avait conspiré à le lui faire oublier. Fin juin, début de l'été, ouvrit grand les fenêtres et rentra son premier foin.
Autre révélation, la France.
Tant de paysages dans un si petit pays... Et ces couleurs... Cette extraordinaire palette qui variait, contrastait et se précisait selon les régions et leurs matériaux de construction... La brique, la tuile brune et plate, les teintes chaudes de la Sologne. Les pierres patinées, les enduits, le sable ocré des rivières... Puis la Loire, l'ardoise et le tuffeau.
Le jeu infini des gris et du blanc crayeux des façades... Ivoire, grèges dans cette lumière de fin d'après-midi... Les toits bleutés soulignés par le rouge brique des souches de cheminées... Les menuiseries souvent pâles, ou plus marquées, selon la fantaisie et les fonds de pot de leurs propriétaires...
Et bientôt, une autre région, d'autres carrières, d'autres roches... Le schiste, la lauze, le grès, la lave et le granit même, par endroits. D'autres moellons, d'autres appareillages, d'autres parements, d'autres couvertures... Ici les murs gouttereaux remplaceront les pignons, là les hivers seront plus rudes et les habitations davantage serrées les unes contre les autres. Là encore, les encadrements et les linteaux moins finement travaillés et les tons plus...
Occasion ou jamais pour Charles d'évoquer le travail remarquable de Jean-Philippe Lenclos et de son Atelier, mais bon... On l'avait sommé de ne plus la ramener alors... Alors gardait pour lui son attirail, ses contacts, ses références, et roulait de plus en plus lentement. Tournait la tête en grimaçant, mangeait les talus, donnait de brusques coups de volant, fauchait les bordures et traversait de minuscules villages en drainant tous les regards après lui.
La soupe chauffait. C'était l'heure de pincer les géraniums, des bancs, et des chaises tirées devant des façades encore toutes gorgées de soleil. On hochait la tête à son passage et on le commentait jusqu'au prochain bouleversement.
Les chiens, eux, levaient à peine une oreille. Laissaient courir puces et Parisiens...
Charles était nul en nature. Bocages, haies, futaies, landes, prairies, pâturages, coteaux, bosquets, lisières, charmilles, il connaissait les mots mais n'aurait pas bien su où les placer, sur un relevé topographique... N'avait jamais rien bâti loin des villes et ne se souvenait d'aucun livre auquel il eût pu se référer, les Lenclos s'étant «cantonnés» à l'habitat par exemple.
De toute façon, pour lui, la campagne, c'était cela : un endroit où lire. Devant une cheminée l'hiver, contre un tronc au printemps et à l'ombre l'été. Il en avait tâté pourtant... Quand il était petit chez ses grands-parents, à la grande époque de monsieur Canut avec Alexis, puis, plus tard, quand Laurence l'avait traîné chez tel ou tel de leurs amis, dans leurs... résidences secondaires...
Souvenirs de week-ends peu dépaysants où l'on ne cessait de lui quémander avis, devis, conseils et pans de mur à abattre. Serrait alors les dents en avisant ces baies vitrées hideuses, ces ouvertures criminelles, ces piscines incongrues, ces caves cadenassées et ces campagnards en habits du dimanche, à la botte savamment crottée et au cachemire ton sur ton.
Répondait dans le vague, c'était difficile à dire, il faudrait voir, il ne connaissait pas bien la région, puis, ayant scrupuleusement déçu tout ce petit monde, s'en allait, un livre à la main, à la recherche d'un creux où faire la sieste.
Un creux, parlons-en! On y était, là. Plus de panneaux, aucune direction, des hameaux fantômes, une chaussée colonisée par les herbes folles et pour toute escorte, une escouade de lapins en goguette.
Qu'est-ce que le fils de Miles Davis était parti faire dans ce trou ?
Et où était-il d'ailleurs?
Son agenda était nul comme GPS. Où se trouvait la D73? Et pourquoi n'avait-il pas encore traversé ce bled dont il n'arrivait plus à lire le nom?
Anouk...
Où me mènes-tu encore ?
Est-ce que tu me vois, là? La jauge et le ventre vides, complètement largué devant un embranchement qui n'annonce rien d'autre que du bois de chauffage à 8 km et des feux de la Saint-Jean déjà éteints?
Où irais-tu à ma place ?
Droit devant, n'est-ce pas ?
Allez...
Au village suivant, abaissa sa vitre.
Il était perdu. Marcy? Manery? Margery peut-être? ça leur disait quelque chose ?
Non.
Et la D73?
Ah ! ça, oui. C'était la route là-bas, à gauche à la sortie du bourg, passez la rivière et, après la scierie, vous prendrez tout de suite à droite...
Une dame a dit :
- Ce serait-y pas Les Marzeray qui cherche, le monsieur de l'Oise?
Et là, il faut bien l'admettre, Charles connut un grand moment de solitude. Qu'est-ce que...
Laissa à son pauvre cerveau le sursis d'un sourire niais pour démêler tout ce merdier.
L'Oise d'abord, ce devait être sa plaque d'immatriculation, il ne l'avait pas repérée en prenant la voiture mais admettons, ensuite Les Marzer[£], comment ça s'écrivait? Avec un « y » à la fin ? Un « M » et un « y » mal torchés à la page du 9 août, c'était tout ce qu'il avait, comme certitudes. Essaya de se relire mais non, à part le saint du jour, rien n'était clair. Quant au saint en question, ho ho, poilant.
On se concerta, on en débattit assez longuement et on acquiesça. Va pour un i grec.
Ils en avaient des drôles de questions, les Zoiseux...
- Mais... C'est encore loin?
- Bah... Une vingtaine de kilomètres...
Vingt kilomètres le long desquels son volant devint bien glissant et sa cage thoracique de plus en plus contondante. Vingt très lents kilomètres qui le lui confirmèrent : il avait totalement perdu la face.
Quand le clocher des Marzeray apparut au loin, se gara sur le bas-côté.
Traîna la patte, pissa dans les ronces, inspira, souffrit, souffla, échancra sa chemise, l'attrapa par les pointes du col et l'agita pour la faire sécher. Tamponna son front contre son bras. Eut mal aux écorchures, eut mal au lin. Inspira encore, Dieu qu'il puait, se reboutonna, renfila sa veste et expira une dernière fois.
Son ventre se mit à gargouiller. Lui en sut gré mais l'engueula pour le principe. Merde, l'heure était grave, là ! De quoi? Un steak? Mais tu n'as plus de place, crétin. T'es devenu tout peau de chagrin, tu le vois bien...
Oui... Voilà... Un bon gros steak avec Alexis... Pour lui faire plaisir... Mangez, les garçons, mangez, le reste suivra...
Son seul problème (encore?! commençait à le gaver celui-là...), c'était le cœur.
Qu'il avait au bord des lèvres à présent...
Alors fuma.
Pour le dissoudre.
S'assit sur le capot tiède, prit son temps, aggrava ses risques d'impuissance et embruma des tas de petites bestioles. Se rappelait comme il en avait bavé pourtant... Était bien cynique à l'époque. Disait qu'arrêter de fumer était la seule grande aventure qui leur restait, à eux, petits Occidentaux trop bien nourris. La seule.
Ne l'était plus.
Se sentait vieux, hanté par la mort, dépendant.
Ralluma son portable pour voir. Mais non. Ne captait plus rien.